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Yves di Manno XIII façons de considérer la traduction

I

       Au milieu des sommets enneigés, des déserts griffés d’empreintes ; dans ces forêts de signes, de langues qui s’affrontent pour mieux se mélanger ; entre toutes ces lettres altérées et inscrites, dans la déroute ou l’invisible gloire des alphabets ; dans le vent qui circule entre les lignes – et quelque part aussi entre la pierre et l’encre, la plume et le papier :
       il y a l’œil du traducteur.

II

       Le désir de traduire s’impose à l’origine comme une simple extension de la lecture : une manière de la préciser, de mieux l’entendre peut-être – de s’arrêter sur la lumière secrète, énigmatique, que diffuse parfois la découverte d’une poésie étrangère. De lui donner aussi une forme concrète, en la retraversant pour la fixer dans une autre langue (« notre » langue).
       Mais cette traversée se fait à l’aveuglette, entre deux contrées mitoyennes – ou plutôt, à leur improbable croisée.

III

       Une nuit
       – est une nuit, dans une langue
       
       qui n’est pas celle de
       la nuit adverse.

IV

       Toute traduction est par essence subjective. Elle est d’abord une proposition, une possibilité (de lecture) parmi d’autres et doit suivre sa logique propre : celle en particulier du poème inconnu qui cherche à naître à travers elle. Si elle doit respecter dans la mesure du possible la lettre de l’original, son ambition est aussi de l’accueillir dans l’autre langue comme un ouvrage qui lui aurait jusqu’alors fait défaut : mais qu’elle aurait mystérieusement pressenti.

V

       Ce que l’on aperçoit dans le poème étranger – le lisant, le traduisant – c’est sa proximité toujours distante, son tendre éloignement, qui nous en rapprochent et nous en écartent dans un même mouvement. Comme si cet élan était justement la distance qu’il nous assigne : de si près – à le toucher.
       Le traducteur travaille sans lumière à retourner comme une terre la page qu’il fait sienne et qui ne lui appartient pas.

VI

       Chaque traduction rend compte d’une invisible rencontre. Elle est aussi (car elle n’est pas que cela) le récit de cet étrange va-et-vient entre deux dialectes, deux ouvrages, deux êtres que rien ne prédestinait à un tel échange. Le dialogue peut paraître inégal puisque chacun le poursuit seul, à tour de rôle : le traducteur s’effaçant derrière l’auteur, l’auteur derrière son texte, le texte derrière ses diverses versions… Mais à vrai dire, l’auteur s’était déjà effacé en composant les pages où le traducteur disparaitra plus tard, les récrivant. Il n’y a donc plus personne, au carrefour de ces voies détournées : qu’une parole échappant aux langues qu’elle traverse et aux mains sachant lui donner forme, aux lèvres sachant lui donner voix.

VII

       On traduit moins le sens d’un poème que sa couleur, son aura – la lumière dans laquelle il baigne et qui n’est pas seulement affaire de vocabulaire, ni de musicalité. Ce que dit littéralement le texte importe moins que cette « atmosphère », qui le qualifie en tant que poème dans la langue originale. (À supposer bien sûr qu’il le soit, qualifié – c’est-à-dire qu’il excède la norme de la production courante.)
       Ce n’est jamais le sens qui pose problème : fût-il obscur ou malaisément transposable, on en vient toujours à bout. Mais pour que le poème existe dans la langue qui l’accueille, c’est cette couleur qu’il faut restituer avec des armes nouvelles : une grammaire, une syntaxe, la tonalité d’une langue sans commune mesure, le plus souvent, avec celles qui lui ont permis de voir le jour.
       Il s’agit donc moins d’un transfert que d’une re-naissance, si ce n’est d’une re-création…

VIII

       Le sens n’est pourtant pas absent de cette quête, tant s’en faut – mais peut-être pas de la manière qu’on imagine : comme s’il s’agissait pour le traducteur de le faire resurgir à son tour, des profondeurs d’une autre langue. Car sa visibilité n’est jamais acquise, quelque chose en demeure constamment caché : sans doute est-ce même contre cette opacité que l’auteur a dû lutter, à l’origine, pour imposer sa prosodie, son protocole syntaxique – contre les lois souvent de son propre idiome.

IX

       Et souvent ce qu’on nomme le sens n’est que l’ombre d’une phrase incomplète – dont l’auteur comme le traducteur cherchent en vain la conclusion…

X

       Car de la nuit
       dans une langue
       
       l’ombre renaît
       de la langue d’avant.

XI

       « Vouloir traduire l’esprit est une ambition si démesurée et si fantomatique qu’on peut bien la considérer comme inoffensive. Vouloir traduire la lettre demande une précision si extravagante qu’il n’y a pas de risque qu’on l’entreprenne. Plus grave que ces projets infinis est la conservation ou la suppression de certains détails, plus grave que ces préférences ou ces oublis est le mouvement syntaxique. » Jorge Luis Borges, Histoire de l’éternité.

XII
En résumé
(d’après Eliot Weinberger)

       La poésie est ce qui mérite d’être traduit : le poème meurt s’il n’a aucun lieu où aller.
       Traduire, c’est apprendre comment s’écrit la poésie.
       Tout peut se traduire : ce qui est « intraduisible » n’a tout simplement pas encore trouvé son traducteur.
       Peu de traducteurs entendent ce qu’ils ont écrit.
       La lisibilité d’une traduction repose presque toujours sur les mots les plus infimes : articles, prépositions… N’importe qui peut traduire les noms.
       L’original n’est jamais supérieur à la traduction.
       Le fond d’une traduction repose sur la dissolution du moi. Une mauvaise traduction fait entendre avec insistance la voix du traducteur.
       Presque partout, les grandes époques poétiques sont des périodes d’intense traduction. Sans nouvelles de l’étranger, une culture finit par ressasser indéfiniment les mêmes choses.
       Tâche anonyme : certains cependant lui ont sacrifié leur vie.

XIII

       On efface aussi dans la traduction du poème son propre effort – d’effacement.










Yves di Manno. Traduction : William Carlos Williams, Paterson (José Corti, 2005) ; Ezra Pound, La Kulture en abrégé, La Différence, 1992) ; George Oppen (Poésie complète, José Corti, 2011 & Poèmes retrouvés, Corti, 2019) ; Jerome Rothenberg (Les Techniciens du sacré, José Corti, 2008). Poésie : Les Célébrations (1980), Champs (2014), Kambuja, stèles de l’empire khmer (1992), Partitions, champs dévastés (1995) et Un Pré, chemin vers (2003). Après un assez long silence, deux nouvelles suites : Terre sienne et une, traversée paraissent en 2012 et 2014. Responsable de l’édition française des Cantos d’Ezra Pound, et des œuvres complètes de Pierre Reverdy, il dirige par ailleurs depuis 1994 la collection Poésie/Flammarion.
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Ce numéro a été édité à titre d'invité par Auxeméry.
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