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Clayton Eshleman Sept poèmes
traduction en français: Auxeméry

alligatorzine | zine

LE CHURINGA


se présente en bâton à fouir, premier objet que l’enfant tient en main chez les Arrernte.
Quand il pleure, on dit de lui qu’il pleure
le churinga qu’il a perdu
lorsqu’il a fait sa migration dans sa mère.

Les vieux mâles, par la suite, remplacent la mère par une subincision.
Après débridage de la tige de son pénis, le garçon incorpore sa mère.

Il me fallait créer un alliage totémique dans lequel l’imagination
remplacerait Indianapolis, de façon à incorporer les êtres ancestraux
qui me donneraient l’agilité nécessaire
— en pénétrant la toile de l’araignée-churinga —
pour suivre ma voie vers son centre périlleux.

(Ainsi tremblait-elle transformationnellement,
              avec ses ornements de mains et de cœurs,
       cruciforme, monumentale        Coatlicue
                            en son harnais de fusion)

Thésée, minuscule araignée mâle, pénètre un édifice à trois niveaux :
qu’on scrute le poème, et l’on verra le labyrinthe.
Qu’on scrute le labyrinthe, et l’on verra la toile :

                                          Coatlicue

       subincision        Bud Powell

                     César Vallejo

                                   l’homme à la tête d’oiseau

Tel un mobile, ce churinga bouge au moindre vent,
                                                 brille quand on touche aux
dériveurs de prépuce sur lesquels navigue le poète.

Ces noms sont aussi des nœuds dans la constellation appelée
Churinga de Clayton. L’armature, ce sont les fils
dans la toile. Il y a un sang vivant qui coule dans
ces fils. Coatlicue s’écoule en Bud Powell,
César Vallejo en la subincision. L’homme à tête d’oiseau
       flotte là juste sous
                                   l’araignée pleine
              au centre du Churinga.

Psyché a pu naître là, extraite
— comme dans la taille du silex —
d’un bloc mental indifférencié.

Ma seule arme est le bâton à fouir
que les Arrernt nomment papa. Se représenter le père en bâton à fouir
me semble une excellente traduction.

              L’homme à tête d’oiseau est en
position penchée sous un bison éviscéré.
Son érection me dit qu’il est en plein vol. Il laisse tomber
son bâton à tête d’oiseau tout en pénétrant
       le paradis du bison.

La lampe à main de grès rouge située
à l’abandon en-dessous de ce proto-chamane
est gravée de chevrons vulvaires — a-t-elle jadis brûlé
       d’une subincision primale ?

Voilà l’aspect le plus ancien de ce churinga, ce par quoi il tient.

                                          Reprenons.

Quand j’ai eu six ans, ma mère m’a mis les mains sur les touches.
À seize ans, je voyais Bud Powell balayer mes touches,
en faire une petite pile, puis y mettre le feu avec « Tea for Two ».
La toute bête petite architecture de ce morceau
s’élargissait en une glorieuse improvisation
poussait son rugissement au cœur de mon marécage presbytérien.
« Cherokee »
« Un Poco Loco »
enfonçaient profondément leur charge dans
       mon âme-en-devenir.

Tel est le système de positionnement du churinga.

Passons maintenant à l’intersection de Coatlicue
avec César Vallejo.

Accroupi sur le benjo à Kyoto, en 1963 :
désir d’écrire, envie de chier.

J’ai alors vu que j’étais dans la position de Tlazoltéotl-Ixcuina.
Toutefois, dans son entrecuisse à elle, gigotait un petit dieu maïs.

                                          Reprenons.

              Caverne de
Tlazoltéotl-Ixcuina.
La honte de venir au monde.
Comme si, me donnant naissance à moi-même,
je devais me nourrir de saleté.

J’étais coincé dans un cul-de-sac et ne pouvais le détruire
qu’en me détruisant ce moi
qui ne voulait pas laisser émerger le poème.

Avec mon casque à venin, je m’effonfrai, tel un ronin, sur les cailloux,
et fis face au portique du domaine féodal de Vallejo.
Le Spectre de Vallejo apparut, avec une tête de serpent, en robe noire.
De son éventail, il me dessina une cible sur le bide.

Qui était-ce qui tranchait dans les couches de la toile de
colère de la mémoire dans laquelle le poème se trouvait ligoté ?

Plus exactement, qui délivrait Yorunomado des chaînes
de l’autel chrétien dans le plexus solaire de Clayton ?

Transformation d’un être suffisamment fort pour mourir
en un être suffisamment fort pour vivre.

L’indifférencié, c’est ce formidable Oui
en quoi tout absorbe tout
et mon araignée porte une jupe de serpents.

Cet autel-là. Quel âge a-t-il ?
Se pourrait-il qu’il infuse son énergie depuis l’urne dans laquelle
la jeune Coatlicue enceinte fut découpée puis emplie ?
De cette urne deux crotales s’élèvent et se figent.
Leurs têtes affrontées deviennent le masque des masques.
Coatlicue : le caducée aztèque.
Mère phallique selon le crescendo de l’âme.

Mais mon prépuce errant, quand donc atteindra-t-il le rivage ?

Prépuce erra, loin d’Indianapolis. S’avisa d’un clavier, le cuisina en si mineur.
Bud s’en vint, sorti d’un rêve. Prépuce et Bud trouvèrent un trou d’eau, et
       nagèrent.
Enlevèrent leurs dents, firent leur campement. Puis s’en allèrent, et parvinrent à
       Tenochtitlan.
Après avoir déféqué, ils se transformèrent en couvre-chef, à partir de quelques
       cœurs et de mains coupées.
Ils remarquèrent que leurs pénis rasaient le sol, pratiquèrent la subincision, et
       perdirent quantité de sang.
Bud découpa Prépuce qui à son tour découpa Bud.
Ils arrivèrent près d’un fleuve, et de l’autre côté Kyoto brillait dans le ciel de la
       nuit.
Ils voulurent traverser, et construisirent donc un pont de vigne.
Pendant qu’ils traversaient, le pont devint un fil dans une immense toile.
Au centre, très loin, gonade rouge énorme, la Matriarche était accroupie, et
       diffusait des rayons de safran.
« Moi, je jouerai Thésée, dit Bud, et alors la Matriarche deviendra le Minotaure. »
« Et moi, je ferai Vallejo, répondit Prépuce, il s’y entend pour se saigner et se
       transformer en clébard. » (1)
Ensemble revenons, en pétant des flammes. »
L’astucieux Minotaure, voyant que se présentait un crachin d’énigme, poussa une
       manette, pour aiguiller les rails.
Prépuce et Bud se retrouvèrent dans une rotonde entre absence et conception.
Ils virent alors que leur couvre-chef était pendu sur un rocher, celui de la Garde
       Fantôme, gravé de seins noués de serpents sur un pubis. (2)
« Quelle redoutable barricade !, dit Bud. Pour atteindre le paradis, il nous faut
       apprendre à danser sur ce motif. »
Le pubis disparut. Tout en tripotant sa subincision, Bud joua la « Danse des Infidèles ».
Prépuce se joignit à lui, en tortillant son pénis, qui faisait des bruits de crécelle.
Le rocher de la Garde Fantôme rugit : « DE QUI ÊTES-VOUS, VOUS DEUX, LES
       REPRÉSENTANTS ? »
Bud regarda Prépuce. Prépuce regarda Bud.
« On s’est encore fourrés dans un beau merdier ! », dirent-ils à l’unisson.
C’est alors qu’ils entendirent le rire de la Garde Fantôme. « La vie est un truc amusant,
       disait-elle en gloussant, avec des asticots au beau milieu. »


N.d.T :
(1) C.E. emploie en anglais le terme de dingo, désignant un chien sauvage d’Australie ; le traducteur, afin d’éviter une amphibologie en français, a choisi un équivalent.
(2) La Garde Fantôme est l’esprit féminin qui, traditionnellement, assiste le chaman.







HMMM


Il existe un certain hmmm, un hum, un hymne premier, un
chant-du-manger, un allusif alléluia, d’avant même
le babil du poupon,        une berceuse néandertalienne,
suc d’entrée en matière à téter,        un son,        une salsa
qui nous coud toi et moi,
la couture c’est toi,        nous sommes
                            son-en-toi,        traqués en
              oméga naissant.

Je salue ce dont je ne peux tenir compte,
pars vers où j’aurais chance de devenir fantôme in-filtré sous menace de
       guerre filtrée.
Si ce son est au cœur du bruit de l’être,
est-il part d’une communauté, d’une modalité de quelque gong à l’orient
       de nos vies ?

Le zonzon cosmique survient au plus intense juste avant le sommeil.
Statique huître en coque, j’écoute là le flot du dégueulis de sang et d’or —
le je suis reprend toute sa saveur.

Le souffle, tout son arsenal fleurit dans les rêves.
À court de non-être, je me fige, regarde les royales guirlandes de la conception,
le bourbier de ses miroirs, la vacillation du miracle des joncs du marais.

Les molécules du souffle des morts
saturent l’atmosphère, celles d’Adolph H aussi bien que celles des camarades
de l’ayahuasca du Putamayo.

Ce que Wilhelm Reich a vu dans le bleu du ciel
c’est à mes yeux comme des agrafes,
des bions disait-il, de minuscules paquets d’âme
situés au seuil

au bord du précipice où les vivants sont délivrés des morts

où les morts passent
à toute allure d’un plan sur l’autre —
Blake tout à sa danse,
et Beowulf aux trois yeux et quarante oreilles.

Hmmm. Les cerfs nous entendent parler. Nos voix font l’effet de l’ouiche-hein
       que fait un fruit en tombant.

Le désir de réincarnation de l’animal abattu
a-t-il précédé la notion de l’immortalité humaine ?

Hmmm. Telle une molécule d’eau sensible qui s’infiltre ici ou là dans le sol, perdue parmi l’enchevêtrement des fibres des racines, je passe dans le pétiole d’une feuille trempée de soleil… Et me voilà à l’intérieur du toit en dôme d’une structure composée de lignes – un rhizome.

Puis me voilà canoë vivant, la peau couverte de bandes jaunes, de diamants noirs. Tout au fond de moi se trouvent Sultan Muhammad, Pablo Amaringo, Unica Zürn et César Vallejo. Des crabes font embrayage dans le bas de mon dos. Ils habitent en parasites dans les régions anales où vivent de grands serpents d’eau. Zürn est enceinte et se tord de douleur. Quand Vallejo essaie de la rassurer, d’un coup de dent elle lui tranche un doigt, qu’Amaringo le met dans sa poche. Va-t-il le planter ? La légende veut que la liane du yagé soit une plante qui à l’origine fut issue d’un doigt semé.

Noyau sans noyau : macro étreignant micro.

Point quantique de florescence de l’image d’une coupe de rein de souris.

Rêve de feuilles de mot vertes s’écroulant à l’intérieur de filaments magenta lumineux dans un ciel
pourpre royal.
                            Fumée noire rouge-sang d’Hertzog au-dessus des champs
de pétrole en flammes du Koweït : un grand bordel façon Beethoven.

Chercheur étreignant cherché,
semé s’acharnant à rester semence.

Coiffe de guerre, couvre-chef américain pour les années à venir.
Comme si ce que nous sommes était devenu guerre à naître,
ce fœtus retardé, notre vie, restant dans un utérus de guerre.
Nous percevons naissance, et combinons guerre.

Sensation de vivre en un firmament crasseux d’irréalité.
Ciel de crépuscule à discrétion vénérienne.

Dans l’accroc natif de l’esprit,
on erre chacun sur toutes ses routes à la fois.








PLACENTA

Au fond de son cœur, l’homme aspire à rejoindre
la condition qui était la sienne avant la conscience.
                                                        Cioran


Où mon placenta est-il enterré ? J’ai bien le droit
de le savoir, non ? Après tout, c’est le globe d’origine de mon âme.

Si j’avais été Kwakiutl, mes parents auraient sans doute exposé mon placenta
de façon que les corbeaux s’en nourrissent,
de façon que j’obtienne des pouvoirs de vision dans la vie.

J’ai rêvé que le premier lopin de terre sur les eaux primales était un placenta,
une surface plate flottante
reliée à une longue tige ombilicale
à l’ancre dans les profondeurs.

Le trône de lotus du bodhisattva – un placenta sublimé ?

Le pharaon égyptien était précédé lors des processions par
son propre placenta fixé à l’extrémité d’une perche.
                                          Le premier drapeau ?

Les provisions des avares sont-elles un substitut de placenta ?

La fonction de la religion est-elle de protéger l’espèce humaine d’une
              naissance complète ?








LE LABYRINTHE D’OCTAVIO


Cette nuit, rêve d’images associées qui tournoyaient
dans le cirque d’un œil vide,
se précipitaient les unes contre les autres et devenaient
sous mes paupières une forêt d’aiguilles magnétiques.

                            Tout fait accès :
l’éléphantiasis et ses jambes violettes,
étoiles magenta sans nombre de bougainvillée.

Moi, j’ai ouvert aux hybrides à tête de pot, majestueux et immortels :

              animaux et dieux
                     à-ras-bord.
       Oh le petit vent là-dedans ! Le frisson des
       organes qu’on évacue ! Vidée, la
                     mangeoire du corps empli
              de lumière solidifiée !

Tous les dieux qui n’ont pas été découverts, on les trouvera
sur le flanc obscur de l’Arbre de Vie abattu par le vent,
et gardé par le dragon noir de l’unification sans esprit.

              Égout somnambule cerné de chaux aztèque,
j’en suis tombé au point où le vent broie les aigles
et où un crapaud à trois pattes contemple
                                   la tentacule-tentative temps
                     d’une horloge-poulpe.

                            L’heure se repose
sur un lac de charités.
Nul ne se termine à soi-même.

(Les idées détestent les déités,
                                                 les déités
sont devenues des idées,
                            grandes vessies emplies de bile –
                                                 le sanctuaire était un tas de fumier,
le tas de fumier une pouponnière
                                                        où germaient des idées en armes,
                                          des idées idiotes comme des déités)

Nous avons rattrapé Whitman. Mais sa main dans la mienne
donne la sensation d’une griffe d’enfant soudanais.

                     Il n’y a pas de liberté.
Il n’existe qu’une intensification du
sentiment de l’à jamais tout en vivant au présent.



Un bon tiers des lignes qui composent ce poème sont tirées de l’excellente traduction par Eliot Weinberger des poèmes d’Octavio Paz, The Collected Poems of Octavio Paz, New Directions, N.Y.C., 1987.

N.d.T. : Nous avons en français la somme de la poésie de Paz en collection de La Pléiade ; le lecteur peut s’y reporter, évidemment ; nous n’avons pas eu recours, volontairement, à ces versions pour notre traduction du poème d’Eshleman.







LE PIED GAUCHE DU ROI RAMSÈS 1er



ressemble à un long poisson mi-plat noir.
Les orteils rampent, telles
cinq chenilles de mites noires en chemin vers un festin de cerises.
Du bout de leur abdomen elles sécrètent des phéromones
de sorte que leurs semblables, en détectant ces signaux chimiques,
peuvent également suivre la piste !

Depuis l’époque du Permien, les livrées des arbres n’ont jamais eu de dieu.

Lorsqu’elles atteignent une feuille à l’extrémité d’une branche, ces chenilles de livrées se blottissent l’une contre l’autre, et bourdonnent et se nourrissent à l’unisson sur la jeune feuille.

Maint foyer de mites est ravagé et jonché de cadavres ratatinés de larves tuées par des guêpes braconides.

Après avoir détecté le bruit des ailes d’une tachinaire, la larve de livrée balance son corps d’un côté sur l’autre dans une manière de samba, créant ainsi une cible en mouvement, laquelle trompe l’ennemi.

Les livrées parvenues à leur forme complète sortent de l’œuf tout en rongeant la coquille, en synchronie avec l’éclosion des boutons de l’arbre hôte.

Elles coopèrent avec succès en de nombreuses tâches interactives : construction de leur abri de feuilles, repos en commun et filage de natte, répartition des groupes anti-prédateurs, disposition de la piste à suivre, recrutement pour les lieux de nourrissage et de repos.

Les livrées des arbres sont situées au sommet de l’évolution sociale des mites et il n’y a pas de quoi traiter leurs rassemblements de « bouffodromes ».

Les chenilles possèdent six yeux, lesquels, tragiquement, ne leur donnent aucune information sur la forme des objets. Toutefois, en balançant la tête, elles arrivent à percevoir des configurations verticales sombres quand elles sont sur des arrière-plans de couleur claire (à la façon dont nous voyons, nous, des branches qui se découpent sur le ciel).

Elles voient les couleurs (la lumière ultraviolette et des traces de vert) ; le soleil leur sert de boussole.

Les ondulations successives de leur corps, en faisant mouvoir leurs seize pattes, leur permettent d’avancer.

Une femelle peut se distinguer, appeler un mâle, déposer des œufs et, à bout de forces, mourir en moins d’un jour.

Ces mites aiment à se nourrir sur des tupelos, des trembles, des chênes noirs, des cornouillers en fleur, et des cerisiers.

Leur épopée, Le Voyage du Cerisier, traduit en 1530 par le saint ange perse Soroush, décrit le voyage de la chenille du nom d’Ortok, pour retrouver la princesse Zal, enlevée par une fauvette et abandonnée dans la citadelle des oiseaux au sommet d’un grand cerisier.

Leurs autres ennemis sont les scarabées, punaises, fourmis, guêpes, mésanges, mésanges charbonnières, geais bleus, loriots de Baltimore, carouges à épaulettes, chebeks, cantopus des bois, moucheroles, coucous, pics mineurs, viréos aux yeux rouges, et les vachers à tête brune.

Elles n’ont pas d’amis connus.

Qu’on y pense : tout ensemble d’oiseaux ou d’animaux qui ont coopéré afin de se bâtir des abris communs, partagé des informations concernant la situation de leurs lieux de nourrissage, et ont eu leur propre épopée, serait considéré comme constituant une unité hautement sociale.

Leur seul instrument de musique est, pense-t-on, le Cryptonephridium, qui se trouve inséré dans les parois de leur rectum.

On a récemment émis l’hypothèse que les signes tectiformes gravés et peints sur les flancs des bisons de la grotte du Paléolithique Supérieur de Font-de-Gaume sont dérivés des abris des livrées des arbres, lesquels ont pu inspirer aux gens de Cro-Magnon la construction de petits refuges couverts.

Les premiers architectes ?

Il nous faut à présent conclure cette brève excursion en revenant par reptation aux orteils de Ramsès 1er et son long pied-poisson noir, colonisé par le British Museum avec le reste de sa statue sous une vitrine du « Département des Momies ».



Les éléments concernant les livrées (Malacosoma neustria) et leurs chenilles sont tirés de l’ouvrage de Terrence D. Fitzgerald, The Tent Caterpillars (Comstock Publishing Associates, Ithaca N.Y., 1995).







MAX ERNST SOUS LA PLUIE


Bonjour, Max, fais-tu toujours le guet, à attendre ce qui ne n’a jamais eu lieu ?

– Évidemment. Le soleil est toujours en magasin du mauvais côté du désastre.

Je viens voir si jamais tu n’aurais pas endossé ton peignoir de plumes rouges, en te faisant aider d’un hermaphrodite gravide, avec son bras droit en charpie, tout en sang.

– Songe bien que je suis le père des ciseaux.

Certes, le grand collagiste du labyrinthe, celui qui le découpe et qui le colle sur un cerveau neuf à double chambre, là où c’est une identité sur le fumier de l’instant qui vaut pour la conscience.

– L’homme complet doit vivre simultanément en plusieurs endroits, et en plusieurs êtres humains. En lui, toute une variété de gens et de situations diverses doit être présente en continu. Je suis le type aux cent têtes, penses-y.

Bien sûr, ou ce nu qui dort dans un harnais de nénuphars, lequel tourne tout un matin, miné d’une charge de maternité.

– Ou alors, cet homme à tête d’oiseau customisé, la cervelle au cul, les deux hémisphères lui ayant entaillé le pantalon.

Voudrais-tu dire par là que les objets externes ont désormais fait voler en pièces leur milieu normal et que les parties qui le composent s’en sont émancipées, de sorte qu’elles sont maintenant aptes à établir de nouveaux rapports avec d’autres éléments ?

– Si maman ne s’était pas servi de mon lit de gosse comme d’étriers, Monseigneur Lapinou n’aurait pas eu à faire sauter le bouchon de placenta pour donner la liberté à mon fœtus.

Est-ce c’est ce qui t’arrive quand tu fixes les taches sur le mur ?

– C’est tout à fait ça, des immobilités bleues, des ocres en sommeil, des blocs centrifuges, magnifiques lorsqu’en se balançant ils virent centripètes, frelons momifiés perçant leur linceul à fin de forer les os de foudre qui prospèrent dans cet ours ! Sur l’aile de ma vision, je palpe les boyaux de poulains solaires.

Mais y a-t-il encore quoi que ce soit qui reste des débuts ?

– Fleurs de praline-calcium refoulent par le haut. Fauniennes pénétrations courent verdure vigneuse.

Et donc qui sont ces êtres qui, à moitié dissimulés, regardent par tes piliers de verre et tes tuyaux en forme de morille ?

– Sagaçomancies. Je consulte les esprits des Guerres Mondiales 1 et 2. Les morts, à l’état naissant, sont des avatars qui apparaissent, là dans ce cyprès, ou bien là-bas dans cette stèle. Des trolls à tignasse en coquille qui se rassemblent sous couvert de mon cerveau à jarret d’enfer. Des âmes dans l’Hadès, condamnées à recoloniser des nids floraux, tels des œufs de plomb, qui pourtant sifflent. À la place de « L’Europe après la pluie, numéro 2 », qu’on lise : « L’Europe après la nuit – martienne ».

Dans ces esprits, je vois distinctement une tradition ancienne, celle du monde médiéval du Shah-nameh persan. Des fantômes de l’art savafide, les homuncules grotesques représentant le sultan Muhammad ou Aqa Mirak.

– Oui, oui. Des végétaux : des insectes pris, les mains rouges, dans des arcs auto-fécondants.

J’apprends que ce sont des scarabées revêtus de cloches qui te suivent.

– Comme un nageur aveugle qui passe tel un grain de blé dans le travers d’une coupe sur un arbre, ou voyage tel un jet de sperme à contre-volonté, je me suis fait voyant.

Tout artifice n’inclut-il pas la nature ?

– La tentation de l’homme est de s’identifier à une période de temps, et de croire, à partir de là, qu’il peut se libérer des tentacules pliées en pattes d’araignée sur sa naissance avec ravissement.

Est-ce ce la raison pour laquelle tu as tenté de tout libérer de sa coquille,
de sa distance,
de sa taille par comparaison,
de ses propriétés physiques et chimiques,
son aspect extérieur ?

– Seul le grillon d’égout casé dans l’utérus de Sainte Cécile peut répondre. Mon but n’était pas de me trouver moi-même et de contrecarrer tout désir d’harmonie en usant d’une violente force centrifuge.

Et ces « déesses » mi-nues mi-vêtues de rouge ? Elles sont là debout comme des pupes au beau milieu des décombres d’un monde observationnel. Une d’elles, une chouette à plumes roses, royale, est accompagnée d’un homme à tête de cygne qui porte une lance brisée. Qui sont-ils ?

– Là où se trouve Mars, Aphrodite n’est plus qu’une ombre au loin.

Justice sera rendue, mais la main verte qui guide la lame à dents de scie possède-t-elle un corps à perdre ?

– En tout désir il existe un crâne dont la boîte est un ventre de flamme.

De qui est ce long bras bleu – volcan de lait qui fume, cet écho de nymphe ?

– Ce qui m’intéresse, moi, c’est d’abord ce qui en moi s’est vu soi-même.

Tout ne reçoit-il pas la grâce d’un baiser d’adieu desséché ?

– C’est bien là que se trouve le secret de ma force : lorsque je peins avec cette main à tête de cygne je régurgite sans arrêt un jabot de lait de pigeon dans le bec de mes poussins.

Il nous faut apprendre à faire résonner notre volume mental sans larmoyer, à écouter nos doigts sans gémir sur nos mains.

– Et, tout en observant le pillage de l’immense espace, à tout voir tel quel : sans adhésion ni obligation.



Je me suis pris d’enthousiasme pour Ernst lors de la Rétrospective de 2004 au Metropolitan Museum of Art de New York. J’ai utilisé deux livres sur Ernst pour aider à la composition de ce poème : le Max Ernst: Life & Work de John Russell (Abrams, N.Y.C., 1967) et le Max Ernst/ A Retrospective de Werner Spies (Prestel, Munich, 1991).
       En ce qui concerne les peintures de Sultan Muhammad et Aqa Mirak, voir A King’s Book of Kings / The Shah-nameh of Shah Tahmasp (The Metropolitan Museum of Art, 1976).







PLUIE DE POLLOCK


Encager en toi ce blizzard, purifier
ton gésier tout en éviscérant
le lézard en son boudoir. Que ces antennes de mille-pattes
moulent, que pédalent ces anguilles, ces civelles blanches,
ou ces elfes, peut-être ? Sinon, les assaillir de piranhas,
réveiller ainsi le sanctuaire
que ma fureur aurait pu faire se coaguler.

Te vieillir en un instant en oryctérope de sorte que personne
ne puisse identifier là telle ou telle figure de ma réserve de marbre,
car toute figure en est mangée par le sol et le sol lui-même
est infecté de cette figure. L’hiérarchique,
hélio-ventilé, laqué – en est mis à bas. Et tous, oui tous,
passés à l’interrogatoire du blizzard,
cette fragrance fractale, en sont encagés.

Dissimuler et donc nier tout point d’appui en cette annexe
des ténèbres. Cette arche ? Ce chahut d’ombres d’anodins passagers
qui font leur entrée. Nostalgie aurignacienne
couvrant ma culbute. Mèneraient-ils encore la danse, eux ?
Est-ce une image, cette pluie de sable de milliards de particules ?
                                                               Paume ici
pressée contre la toile, indiquant ceci : ON NE PASSE PAS.
Ou alors : tout passe par là en même temps. Fenêtre donnant
sur la masse effondrée de toute autoritaire majesté.
La crasse par nous laissée là est à jamais active, mue de cadavre.

Bave crémeuse zigzaguant sur ses patins –
siècle, ô siècle sans pensée, trop pensant !
Clara Petacci criblée de balles ! Iwo Jima !
Tressez ô tressez ce siphonophorique labyrinthe !

Toi, blizzard, je t’enferme dans ce précipité de chute libre
où la paille moisie comme
dans le conte de Rumpelstiltskin se transforme en flamboiement d’or.

La révolte des morts, en quête d’un trône monothéiste, pèse sur moi.

Convertir la restriction ombilicale en julienne de ténia blanc :
les extrémités coupées feraient arc en cette mienne pluie.

Pas mon être, mais la courbe de l’être telle qu’en moi courbée.

Que fait donc là Garcia Lorca ? Dans cet esquif de sang,
à fixer de l’autre côté du lac la tombe de Munch en train de fondre…

Nul dieu ne viendra désinfecter le roc dur de ma machinerie.

Dans le Con du Céleste Crocodile je solarise, et fais somme hadale.



Ce poème repose principalement sur le tableau intitulé 1949 # 1 de Pollock, qui se trouve au Museum of Contemporary Art de Los Angeles.
       En ce qui concerne les Aurignaciens, ceci : c’est durant la période Aurignacienne (33000 - 24000 avt notre époque) que les gens de Cro-Magnon ont pleinement émergé. Des outils élaborés de toute sorte, travaillés dans des os, ont fait leur apparition. Ce qu’appelle traditionnellement « art » s’est alors manifesté : en France, dans la Dordogne actuelle, des gravures rudimentaires sur des supports de pierre, tels que cupules, vulves et animaux schématisés ; et en Ardèche, du moins dans la grotte Chauvet, des peintures de lions, de rhinocéros et de mammouths, certains étant réalisés avec la verve et la précision d’un Picasso. Pour ces raisons, il est possible de considérer que les Aurignaciens se trouvent au socle même – ce sont eux, pour ce qu’il en est de la fabrication des images, le socle.







Notes de Clayton Eshleman, dans Anticline,
Black Widow Press, Boston, MA, 2010.

C’est Robert Duncan qui m’a fait prendre un premier contact avec le churinga (ou tjurunga, selon une autre orthographe), grâce à son essai intitulé « Rites de participation » (dans le H.D. Book), qui était paru dans le numéro 1 de Caterpillar, en 1967. Duncan citait Geza Róheim (« Le churinga, qui symbolise les organes mâle et femelle à la fois, la scène primitive et le concept de parents combinés, père et mère, séparation et réunion… représente tout autant le chemin que le but à atteindre »), et il faisait ensuite ce commentaire : « Ce churinga, nous le voyons d’abord non comme l’identité secrète des initiés Arrernte, mais comme notre identité freudienne, la conscience agglomérée de l’esprit, que nous partageons avec Róheim… et le simple churinga nous apparaît à présent comme quelque chose qui n’est pas si simple, mais comme étant à l’origine complexe de ce que S. Giedion, dans Mechanization Takes Command (1), voyait comme ce qui s’incarnait le plus dans notre expérience contemporaine : “la construction entière est aérienne et se situe en hauteur, tel le nid d’un insecte” – c’est un système en suspension, organisé au point qu’“un souffle de vent, ou une poussée de la main, peuvent changer l’état de l’équilibre et l’interrelation des éléments en … formant des constellations imprévisibles, en modification permanente, et leur transmettant ainsi l’apparence de l’espace-temps”. »
       La lecture de Robert Hill (Broken Song / T.G.H. Strehlow and Aboriginal Possession (Knopf, 2002) (2) m’a fait revenir à ce que disait Duncan pour l’approfondir.
       Dans le Volume 13 de The Collected Works, au § 128, Jung écrit: « Les churingas peuvent être des rochers, des pierres oblongues de forme artificielle, et décorées, ou des morceaux de bois oblongs, et aplatis, ornés de la même façon. Ils sont utilisés en tant qu’instruments du culte. Les Australiens et les Mélanésiens soutiennent que les churingas viennent de l’ancêtre totem, que ce sont les restes de son corps ou de son activité, et qu’ils sont emplis de l’arunquiltha, du mana. Ils sont unis à l’âme de l’ancêtre et aux esprits de tous ceux qui les possèdent par la suite… En vue de les « charger , ils sont enterrés parmi les tombes, de façon qu’ils parviennent à absorber le mana des morts. »
       Dans mon poème Le Churinga, je propose une sorte de motif complexe composé des auteurs, des figures et des actes de la mythologie, dont les combinaisons renouvelées ont sapé et réorienté mon existence durant mon apprentissage poétique à Kyoto au début des années 1960. Avec le recul de quelque 45 ans à présent, je vois ces forces aussi comme une sorte de GPS qui « recalcule » en permanence, au fur et à mesure que ces forces ouvrent et ferment des portes l’une après l’autre.
       Dans le brouillard des percées souvent interprétées, à Kyoto, comme des obstructions par mon esprit en proie à la confusion, je ne suis parvenu à achever qu’un poème qui m’ait frappé comme étant en concordance avec ma situation d’alors et ma destinée de poète, Le Livre de Yorunomado. Aussi ai-je mis ce poème en ouverture de la section poétique de The Grindstone of Rapport / A Clayton Eshleman Reader (Black Widow Press, 2008) et terminé cette section par Le Churinga. Considèrant la fin de mes livres, je vois que ces deux poèmes servent de soutien de « fin d’âme », qu’ils font tenir le reste de ma poésie. Et si je repense à Vallejo, lequel m’a en 1963 mis le doigt sur le ventre pour m’indiquer que j’allais commettre le seppuku (3) , je suis frappé par cette citation de James Hillman dans Animal Presences (Spring Publications, 2008) (4), page 141 : « Le message théologique de Siva-Ganesha, canevas de la relation père-fils, peut se résumer ainsi : plie-toi à ceci, que tu peux être sauvé, et être détruit du fait que tu peux être totalement accompli. La violence sacrificielle n’est pas la conclusion tragique mais le nécessaire commencement du passage dans un nouvel ordre de choses… le Dieu qui te brise t’accomplit ; destruction et création découlent en fin de compte de la même source. »

(1) En français : Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir (trad. Paule Guivarch), Paris, Denoël, coll. « Médiations », 1948 (Oxford Univ. Press) (réimpr. 1980, 2004).
(2) L’auteur est un philosophe australien ; son ouvrage n’a pas reçu de traduction française, à notre connaissance.
(3) La forme rituelle du suicide japonais.
(4) James Hillman est un auteur jungien ; ce titre n’est pas traduit en français.
N.d.T. : Les Arrente sont une composante des Aborigènes d’Australie, au centre du continent.








This material is © Clayton Eshleman
Traduction en français © Auxeméry
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