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Pierre Joris Ét/range: une étendue incertaine
traduction en français: Peter Cockelbergh

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Que je déteste être balancé dans le noir à bord d’un navire étranger.
Je me demande où ils gardent leur eau potable.
(Joseph Conrad)

Qu’est-ce qu’il y a de plus étrange, alors, que ceci? Pas le mot « ceci » ni le mot « étrange » – substantif ou comparatif – et tout ce qu’il implique – mais la chose même dans laquelle, avec laquelle, vers, contre, autour et à travers laquelle je tâche de penser. Le la. Qu’est ce qui donne le la, comme disent les français, ou encore, doublé en écholalie, la note nous mène vers le verbe allemand « lallen », ce qui est, selon Celan, tout ce que quelqu’un, même un prophète, légèrement barbu ou non, peut faire dans ces temps, notre temps, càd. depuis Hölderlin. Lallen, babiller, donner le double la : lui donner (dans) la détresse de la répétition, la double chose, « lui donner aussi son ombre », l’angoissant (dans le) langage.

Or, le langage ne peut pas vraiment être la chose la plus étrange non plus – je me sers bien de lui, le manipule, pour le meilleur et pour le pire, et j’ai une certaine familiarité avec lui, ce qui suggérerait qu’il est invraisemblable que le plus étrange y réside. Ou bien l’étrange, serait-il plutôt l’étendue déroutante du familier ?

Ainsi le plus étrange serait, malgré tout, l’acte d’écrire même, même si ou peut-être justement parce que lui aussi, il me paraît si familier, tellement familier, en effet, parce que c’est l’acte, l’acte d’écrire, celui qui fait ce que je suis en train de faire ici, maintenant, (non, là, càd. là-bas, où tu es, toi, qui lis ceci) et qui mesure mes jours, et que je propose à moi-même et aux autres comme la mesure de ce que je fais, même si cette mesure est déjà au-delà de toute mesure, est justement excès, potlatch situationnel, comme l’est tout langage, car inutile, car « toujours déjà second ».

Et même en son absence, même dans le manque d’écrire, cet acte reste familier – ce qui rend cette absence si étrange, ce qui rend l’impossibilité d’écrire un jour donné, une semaine donnée, un mois donné, si familière pour moi – tout en restant à la fois l’étrangeté elle-même : parce qu’elle est ce que je ne comprends pas, ce que je ne peux et ne veux pas comprendre. Même si, comme ici, en ce moment, j’essaie d’en parler, de conjurer la familiarité ou l’étrangeté dans une langue qui pour moi rassemble les deux à la fois.

L’étrange dans le dictionnaire est tout d’abord le non familier, ce qui est inconnu auparavant ; deuxièmement c’est ce qui sort de l’ordinaire, c’est l’inhabituel, le saisissant – ce qui change du normal. Il y a donc déjà deux étrangetés : l’une qui se trouve simplement inconnue à un moment, mais qui sera familière une fois qu’elle a été vécue ; et l’autre qui est tellement autre qu’elle te saisit, qu’elle s’oppose à ta familiarité si sauvagement qu’elle reste comme autre, gardant son étrangeté.

3. « Ce qui n’appartient pas à son propre lieu ou à un lieu particulier ; exotique. » 4a. « Réservé dans ses manières. Distant. » b. « Ne pas être confortable ou à l’aise ; contraint, forcé. » Comme par ces guillemets qui gardent à distance le dictionnaire, le gardent à sa place (familière ou pas). 5. « Non accoutumé ou conditionné : Ses nouvelles responsabilités lui étaient étranges. » Un exemple étrangement familier : la femme qui a des responsabilités mais qui ne sait pas. La politique familière de cela. 6. « Archaïque. Appartenant ou lié à, caractéristique d’un autre endroit au monde ou d’une autre partie du monde ; extérieur. » Étrange que la relation entre étrange et extérieur soit si archaïque !

Selon toute apparence, nous nous familiarisons donc avec le mot, quand nous le cherchons dans le dictionnaire, cet endroit où, tel un chez soi, tout a sa place, où rien ne reste étrange. Mais au bout de chaque définition nous sommes menés en dehors du dictionnaire, dans les vieilles et déroutantes autres vies du mot, nous montrant que même le mot le plus familier est un enfant sauvage, une mutation, une créature de quelque lagune noire. Dans ce cas-ci nous sommes renvoyés au Latin extraneus, adventice (voilà un mot à chercher dans le dictionnaire), étranger, de extra, extérieur, de l’ablatif féminin de exter, vers l’extérieur. Donc la forme masculine, exter, vers l’extérieur, n’est pas étrange ; c’est, toutefois, l’ablatif féminin qui le rend bien étrange, c’est le féminin du cas qui indique une séparation, une direction se détachant, parfois de manière ou d’agence, et de l’objet de certains verbes. Peut-être une autre histoire de la tribu, de « circoncision, circonfession ».

C’est ce qui se passe dans les langues indoeuropéennes, où « étrange » retourne à, ou vient de cet ablatif féminin dans la forme de eghs. Clairement une étrange matière langagière que mon dictionnaire électronique intégré refuse et me demande de changer, en suggérant : égos, ergs, eh or Egas. Quand le spectre et la diffusion nous désignent les descendants nomadiques de ex- ou ek-, avec des voyageurs distants tels que :

« électuaire », « eschatologie », « Eisteddfod », « samizdat ». Garde-le étrange. Toute une étendue de procédures rousseliennes vient à l’esprit. Tu commences par une drogue mélangée à l’eau et au sucre ou au miel, par voie orale via le grec pour lécher, une chose familière & douce qui te donne l’expérience d’une partie pour le tout ou inversement, du tout pour une partie, aller-retour, la figure pour l’arrière-plan et vice versa, d’où surgit un sens de finalité, un dernier jugement, la nécessité de discourir sur les choses finales, la situation ultime du monde, du sort humain et peut-être inhumain. Ce qui peut être fait en s’accroupissant en cercle de poètes & en témoignant à haute voix, ou en faisant circuler des clandestines missives secrètes, écritures avivées mais menacées.

Dans le poème « Ode ou presque là » de h.j.r. une ligne s’est écrite d’elle-même : « caravanage / des atomes en lignes de fuite ». L’étrangeté de cette ligne m’avait mis en demeure – où que ce soit, cette demeure, et si jamais les caravanes y arrivent, mais là je m’égare –, lorsque mon traducteur français m’interrogeait sur elle. Quoique le français n’est certainement pas mon chez moi ou ma demeure non plus, comme aucune langue ne l’est, malgré notre désir de le faire ainsi. Le langage, même après la longue traversée des dictionnaires, reste l’étranger, l’autre, que l’on veut engager – et qui restera toujours et irrémédiablement l’extérieur.

Cet extérieur où nous construisons une future demeure dans laquelle nous n’allons jamais habiter. Nous pourrons habiter seulement ce qui disparaitra avec nous, ce qui ne nous survie pas, càd. nous-mêmes. Nous sommes notre chez-soi, cette infinitésimale seconde – die Sekunde, diese Kunde (Werner Hamacher lit ainsi une ligne de Celan) – de présence à nous-mêmes dont on imagine rétrospectivement que c’était nous présents à nous-mêmes quand nous sommes… / quand c’est déjà trop tard, parti, un cadavre, quand nous nous déplaçons vers un ici qui, avant même que nous puissions mettre le point sur le « je » de notre quasi-présence, est déjà devenu un là.

Un là qui n’existe pas, qui est toujours déjà un ex- (eghs ? eks ? comme ci-dessus, mais maintenant aussi entendu comme ek-stasy, être à l’extérieur, toujours à l’extérieur & à l’étranger), s’il « est » tel quel, ou plutôt, ni là derrière ni là devant nous, comme disait René Daumal : « J’avance vers un futur qui n’existe pas : laissant chaque minute un nouveau cadavre derrière moi ». Le sien était un temps plus lent ; cette fin de siècle étourdie en laisse chaque seconde. « Sirrt die Sekunde. » Atome de temps. Un par un, second à aucun. Insécable : du latin secare, couper, scier. La plus profonde coupe. Et séquence insécable. La minute de Daumal aurait peut-être voulu signifier tropologiquement le plus minutieux, mais elle reste toujours un confort molaire.

« Foreign bodies » disent les anglais pour ce que nous appelons « corps étrangers » : hors-médecine, hors-texte, citations, greffes, appareils prosthétiques. Ce qui rend l’étrangeté des mes propres textes plus familier et parfois tout simplement supportable pour moi, c’est d’y rencontrer des citations familières, des phrases que j’aime et que je me suis longtemps répétées après les avoir trouvées et après les avoir « enlevées » des textes d’autres écrivains.

Comme des galets, des formes arrondies, lissées, façonnées ainsi par l’éternel retour des vagues. Le ressassement, dit Blanchot : le tamisage, vannage, encore et encore, répéter & y revenir en revenant – une éternité qui peut être réduite au temps en transformant le tamis en oracle, « faire tourner le sas », le faire tourner magiquement et quand il s’arrête, lire le résultat, « diese Kunde ». Ou comme les galets sous la langue pour apprendre à s’époumoner au-delà des vagues, une poésie de sons, avec les galets lissés finalement dans l’acide de la salive ? Comme des galets, je disais, ces citations des autres dans mes textes, pierres étranges, des actants externes contre lesquels mes propres phrases en cours de fabrication se brisent ou se font rejetées, à travers lesquels je trouve mon chemin vers l’autre côté sans me noyer dans le familier.

étrangeté n. f. 1. La qualité ou la condition d’être étrange. 2. Physique. Un nombre quantique égal à l’hypercharge moins le nombre baryonique, indiquant les transformations possibles d’une particule élémentaire après une forte interaction avec une autre particule élémentaire. Particule étrange n. f. Physique. Une particule élémentaire instable créée par des collisions particulaires à haute énergie, ayant une vie courte et un nombre quantique étrangeté autre que zéro.

Je l’ai su la première semaine où je déménageais à Paris en tant que jeune étudiant en médecine. La morgue était déjà trop familière, familiale presque, même chez Benn, toujours le retour absolu au soi, au même, monotonie comme seule fuite. Je savais alors que je ne retournerais jamais chez moi, ne vivrais jamais dans la familiarité de cet endroit ou de ce soi. Je partais pour apprendre comment ne pas « séparer le oui du non », à toujours garder là les deux, les pôles, les opposés, le familier et l’étrange, il en faut deux, il faut un toi. Le langage de l’autre, le langage étrange, cette étendue ouverte d’incertitudes.

Cependant, dans toutes mes dictionnaires le mot qui suit étranger est étrangler.


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© Pierre Joris
Traduction en français © Peter Cockelbergh
Texte extrait de: A Nomad Poetics, Wesleyan University Press, 2003

Peter Cockelbergh
est né en Belgique et a fait ses études littéraires à Anvers, Louvain, Paris et Darmstadt. Poète, traducteur et chercheur, il a coordonné Cartographies of the In-between, un livre consacré aux écritures de Pierre Joris, qui sortira fin 2011 chez Litteraria Pragensia.

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